Bordeaux Aquitaine Marine

le Grog

par Alain Clouet - publié dans la revue Marine N°203, avril 2004

La boisson, comme la nourriture, a toujours fait l'objet d'attentions particulières de la part des

états-majors des navires de l'époque de la voile. Son choix était avant tout affaire de compromis. La

boisson devait bien se conserver, ne pas occuper trop de place dans les soutes, et être acceptée par

les équipages. L'eau se conservait mal et ne soulevait pas l'enthousiasme des marins, mais elle était

nécessaire. Les boissons alcoolisées répondaient beaucoup mieux au compromis et avaient les faveurs

des équipages. Un dicton de la marine américaine du 18e siècle ne disait-il pas à peu près ceci à

propos du moral des matelots : "Jetez leurs revues[1], balancez leurs biscuits par dessus bord, coulez

le cheval[2] salé, mais laissez-leur leurs doux alcools. ".

distribution de rhum sur le HMS Endymion en 1905 (DR)

Et parmi elles, le vin était de loin la boisson qui se conservait le mieux. En France et dans les pays méditerranéens, nous avions en plus la chance

d'avoir des marins qui aimaient le vin[3]. Le compromis était donc facile.

Pour les pays du nord, le problème était beaucoup plus ardu, car si l'on connaissait et appréciait le vin à bord, il était cher et il faut bien reconnaître

que le marin de base préférait la bière, malgré le fait qu'elle se conservait assez mal. C'est l'une des raisons pour laquelle, les états-majors anglo-

saxons recherchèrent toujours des substituts à la bière. Parmi ces substituts, seul le rhum eut la faveur générale.

En effet, la bière posait de sérieux problèmes. En 1634, Nathaniel Knott[4] écrit "les brasseurs ont poussé l'art de sophistiquer la bière jusqu'à

remplacer le houblon par du genêt, le malt par du frêne, et à utiliser comme conservateur de l'eau salée ; si bien que ce qui passait pour une

amélioration se révéla fournir une boisson pire que de l'eau puante au bout d'un mois". Un siècle plus tard, William Thompson (1761) adressait "un

appel au public pour protéger la Navy contre l'approvisionnement de denrées dangereuses… (la bière) était aussi abominable que l'eau stagnante

pourrie qui était pompée dans de nombreuses caves londoniennes à l'heure de minuit et les marins étaient dans la nécessité de fermer les yeux et

de retenir leur respiration en se pinçant le nez avant de pouvoir avaler cette bière".

La solution fut trouvée par l'amiral Blake qui introduisit l'eau-de-vie pour remplacer au moins

partiellement la bière dès 1650. Le rhum lui succéda en 1687 après la conquête de la Jamaïque. Du

coup, on put réduire la ration journalière de un gallon de bière à une demi-pinte de rhum, soit un gain

de place appréciable dans les soutes.

grog sur le HMCS Haïda (DR)

En 1740, l'amiral Vernon (connu sous le surnom de "old Grog" parce qu'il portait ordinairement un

habit fait d'une sorte de taffetas grossier appelé "grogram") introduisit le rhum baptisé à l'eau qui

deviendra le grog[5]. Ce grog à l'époque était fait d'une pinte de rhum pour deux parts d'eau. Cette

quantité était distribuée à midi et le soir.

La ration du soir fut supprimée en 1824. Et la ration de rhum sera réduite à un huitième de pinte

(environ un verre à vin) par jour en 1850, toujours pour la même part d'eau. Cette ration était

accordée à tous les matelots qui la désiraient. Ceux qui ne la prenaient pas, touchaient une petite

prime en argent, la "grog money". Les officiers mariniers avaient le droit de prendre leur rhum pur, les

officiers n'en bénéficiaient pas.

La ration de 1850 perdurera jusqu'en 1937, date à laquelle on décida de mettre trois rations d'eau

pour une de rhum. Cette sacro-sainte institution du rhum ou du grog (on utilisait alors indifféremment les deux termes) dans la Royal Navy a amené

quelques traditions solidement ancrées. Ainsi des mots ou des expressions se sont créés à partir du rhum. La plus connue est le surnom de UA, un

peu péjoratif, que les anciens appliquent aux jeunes embarqués, et qui correspond à nos "bleus" français. Les lettres UA (Under Age) étaient

marquées derrière les noms des jeunes de moins de 20 ans qui n'avaient pas le droit au grog (sauf pour le "splice the mainbrace") sur les registres

du bord[6].

Quand au plusher[7], il s'agissait du reliquat du charnier après distribution ; il devait être jeté par- dessus bord réglementairement. Mais la tradition

la plus célèbre qui ce soit crée est le fameux "splice the mainbrace" dont la reine mère, à l'âge de 101 ans, donna encore l'ordre le 22 novembre

2001 lors de sa visite à bord du porte- avions de la Royal Navy. Cette expression a son origine dans l'ordre qui était donné autrefois, d'épisser le

grand bras[8] (splice the main brace, en anglais) quand il cassait.

Cette tâche longue et difficile devait être menée à son terme sans interruption, car elle empêchait tout changement d'amure pendant ce travail. Ce

travail était réalisé par le meilleur matelot et le bosco[9]. Si le travail était réalisé assez rapidement, ils avaient droit à un supplément de rhum. Cette

expression s'est élargie pour correspondre à notre "accorder la double" française et toucher l'ensemble de l'équipage. Cette prime consistait en une

double ration de grog pour l'équipage (limonade pour ceux qui ne prennent pas de rhum) ou de rhum pur pour les officiers[10] et officiers mariniers.

Elle ne peut donner lieu à un équivalent financier. Cependant son attribution est de la seule autorité du Roi ou d'un membre de la famille royale,

alors que la "double" française est de l'autorité du Commandant.

Les navires marchands avaient aussi ce genre de tradition. Les matelots américains recevaient un verre de rhum pendant le deuxième et le dernier

quart de nuit et après chaque prise de ris dans les huniers. Les américains héritèrent des anglais l'usage du grog et du rhum. Ainsi la ration après

l'Indépendance était d'une demi-pinte de grog par jour. Très vite, en 1806, le Marine américaine introduisit le whiskey pour remplacer le rhum, mais

les marins préféraient le rhum et le choix fut laissé.

Puis les démons de la tempérance vinrent taquiner les américains. La marine américaine élargit l'offre de boisson en proposant un quart de bière

par jour ou, mieux, une prime de 3 à 5 cents pour les buveurs d'eau. Il fallut attendre le 1er septembre 1862, pour que le Congrès décide de

supprimer la ration d'alcool pour les équipages et le 1er juillet 1914 pour étendre l'interdiction aux carrés. C'est ainsi que le thé fit son apparition

chez nos amis américains.

Alain Clouet

Notes

[1] Les aumôniers, quand ils existaient à bord, menaient une lutte acharnée contre les revues et livres que seule une minorité de marins pouvait lire.

[2] J'ai remarqué dans plusieurs récits américains, l'aversion apparente des marins pour

le

cheval, soupçonnant les avitailleurs de remplacer le bœuf par du cheval.

[3] Encore que les Fécampois ne partaient sur les bancs qu'avec leur cidre ou que les

marins du Nord n'acceptaient que la bière, ce que les ordonnances royales furent bien

obligées d'entériner.

distribution de grog sur un cargo polonais

[4] Nathaniel Knott – Advice of a seaman – 1634.

[5] Il précisait dans une instruction écrite à Port-Royal (Jamaïque) à bord du HMS

Burford, que le mélange devait être fait dans un charnier sur le pont, en présence du

lieutenant de quart pour vérifier que chaque prenait bien son dû.

[6] Age limite introduit en novembre 1881.

[7] Du français "plus" et de l'anglais "share", ration.

[8] Rappelons que les bras servent à orienter les vergues des voiles carrées et que le grand bras était celui de la vergue principale.

[9] Il faut se rappeler que le grand bras du HMS Victory était en chanvre de 5 pouces.

[10] C'est la seule occasion où les officiers bénéficient d'une allocation de rhum.

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